Pour les aspirants entrepreneurs, Le Cap fait figure d'eldorado. Mais Casablanca a aussi de solides arguments à faire valoir. Afin de mieux discerner les points forts et identifier les marges de progression éventuelles de ces deux métropoles africaines, la Banque Publique d'investissement BPI France a organisé une conférence intitulée " De Casablanca à Cape Town : où entreprendre dans la Tech " , modérée par Mourad Chouiqa, qui s’est tenue le 1er Octobre dernier depuis l'AccorArena Paris dans le cadre du salon Big 2020. À cette occasion, la parole a été donnée à deux chefs d’entreprise et experts, connaissant bien le sujet des écosystèmes de startups en Afrique : Christophe Viarnaud, fondateur de Methys et président de la French Tech à Cape Town (Afrique du Sud), et Jérôme Mouthon, président de Teads MENA et de la French Tech à Casablanca (Maroc). À partir des expériences et initiatives de leurs propres organisations, ils nous livrent leurs "regards croisés".
Passage en revue des forces en présence, accompagné d'une analyse éditoriale par le webzine CEO Afrique qui a visionné en ligne cette conférence.
Bien que différentes dans leur approche, sans doute en raison des contextes géographiques et culturels, les villes de Cape Town et Casablanca n’en démontrent pas moins l’existence de deux environnements des affaires propices à la réalisation de synergies, à l'amélioration perpétuelle des conditions du marché et à l'établissement de partenariats internationaux stratégiques, exerçant ainsi des effets d'entraînement importants sur l’ensemble de leur économie respective.
Comparer la capitale législative de la nation arc-en-ciel et le poumon économique du royaume chérifien signifie comparer ce qu’elles peuvent valoir en tant que hubs start-up. Le Cap est la huitième ville la moins chère d’Afrique dans laquelle vivre, selon une étude du cabinet américain Mercer, juste derrière Johannesburg et devant Blantyre (Malawi) et Nouakchott (Mauritanie), et a généré 34.5 milliards de dollars PIB, en partant du principe qu'elle participe annuellement au PIB sud-africain à hauteur de 10 %, avec une forte dominante sur le secteur tertiaire et une montée en puissance des Technologies de l’Information et de la Communication, de l’industrie électronique ou l’aérospatial, moteurs clés de la nouvelle croissance économique de la ville.
Pour sa part, la région du Grand Casablanca n’a produit la même année "que" 22.5 milliards de dollars US de PIB , en considérant le fait qu’elle contribue à elle seule à 19 % du PIB marocain, concentrant en son sein des activités industrielles et de services.
Au siècle de l'interaction et de la connectivité qui jouent un rôle déterminant dans le développement de l'économie numérique, il y a lieu également de mettre en exergue les taux de pénétration Internet à l’échelle des pays. Tandis que l’organisation Internet World Stats (IWS) évalue le nombre de Sud-africains connectés à 55% de la population totale, Le Maroc, quant à lui, affiche un taux de pénétration Internet de 63 %. Au niveau des villes, la seule métropole sud-africaine est dotée d’un taux de 63%.
Cape Town : une dynamique entrepreneuriale et technologique unique
« [ ... ] Le Cap, c’est " San Francisco " en Afrique; c’est la Silicon Valley du continent ! » s’exclame Christophe Viarnaud .
Il faut dire que plusieurs start-up font la fierté de la "Mother City" : Takealot, GoMetro, Timbuktu travel, Yoco, Get Smarter, Aerobotics, Thawte, DataProphet etc....
Si Le Cap est attractif , c’est parce qu’il est doté d’un hub comprenant une pléthore de structures d’accompagnement, avec une très large gamme de services offrant aux start-up des opportunités de partage d’expérience, d’apprentissage et de développement bien plus nombreuses qu à Casablanca. C’est particulièrement vrai pour les incubateurs et accélérateurs tels que 88mph, Techstars, Injini, MEST Incubator Cape Town, RLabs, Grindstone Accelerator ou UCT GSB Solution Space qui jouissent d’une belle reconnaissance. Parallèlement, l’offre d'espaces de coworking, permettant aux nomades du travail d'occuper des bureaux partagés , s’est considérablement élargi : Seedspace Cape Town, No 80 Hout Street, Work & Co, Workshop17 Kloof Street, Cape Town Office, Inner City Ideas Cartel, DataProphet etc ...
« [ ... ] L’Afrique est un excellent laboratoire d’innovation. Il faut garder à l’esprit que des technologies majeures comme "Amazon Web Services" ou l’ " Elastic Compute Cloud " d’Amazon ont été développées par des ingénieurs en Afrique du Sud en 2004 [ ... ] » poursuit le fondateur de Methys et d’AfricArena.
C’est sans doute pour toutes ces raisons que la French Tech a choisi d’y labelliser un de ses premiers hubs sur le continent africain, aux côtés d’Abidjan, en 2016 .
« [ ... ] Cape Town a été pendant très longtemps la ville la plus active dans le secteur de la Tech en Afrique, en terme d’attractivité et d’investissement, ajoute Christophe Viarnaud. Notre communauté French Tech compte une douzaine de start-up, deux structures d’incubation : le "French South African Tech Labs" basé au Cap et le "Far Ventures" qui se trouve à Johannesburg. Ces deux structures ont elles-mêmes amorcé plusieurs start-up technologiques dans différents secteurs d’activité : la Fintech, l’intelligence artificielle, l’énergie etc.... [ ... ] .
Créée en 1999, " Cape Innovation and Technology Initiative " (CiTi) se veut être la plus grande plate-forme d’innovation sur le continent et le nouvel emblème des ambitions numériques de la capitale législative de l’Afrique du Sud, pouvant s’enorgueillir d’avoir accompagner plus de 2000 entrepreneurs.
Le système éducatif local n’est pas en reste, la qualité pédagogique de ses ressources jouant un rôle clé dans celle du capital humain des sociétés en démarrage et lors de leur réussite.
« [ ... ] C’est une ville au secteur technologique avancé, qui détient trois des dix plus grandes universités africaines » observe Christophe Viarnaud, faisant sans nul doute allusion au Graduate School of Business, à l’ Université de Cape Town (UCT), l’Université du Cap-Occidental et au "Cape Peninsula University of Technology" (Université de Technologie de la péninsule du Cap).
La métropole sud-africaine, également réputée pour son effervescence événementielle, offre une vie sociale sans égal sur le continent et ne cesse de drainer de nouveaux jeunes entrepreneurs dynamiques autour de meetups, à l’instar de Tech Leadership Meetup, Front-End Developer, DevOps Meetup, SA Innovation Summit ou Startup Grind .
Côté " investisseurs ", avantage à Cape Town
Encore une fois, Le Cap est une destination de choix pour toutes les startups qui cherchent à se financer dès leur démarrage, puis ensuite dans le cadre de leur développement. Un bon nombre de fonds d’investissement y ont leur base : KNF Ventures (Knowledge Networks Funding), Goodwell Investments Cape Town, Silvertree Holdings, Hlayisani Capital etc... Même constat pour ce qui est de la mise en relation avec des business angels, parmi lesquels Ernst Hertzog qui est entré au capital de MzansiGo, Vinny Lingham via son fonds Newtown Partners ou Brett Commaille qui a investi dans des jeunes pousses tels que GoMetro, Snapplify et AmaLocker, via la structure AngelHub Ventures co-dirigée avec Mathew Palin, Michael Jordaan (ancien CEO de la banque sud-africaine First National Bank) et Kevin Harris .
En 2019, les montants levés en capital-risque en Afrique du Sud ont atteint 205 Millions de dollars US, faisant apparaître le pays au 4ème rang au classement panafricain, selon une étude du fonds Partech Africa .
« [ ... ] Quatre grands pays ont drainé près de 80 % des investissements dans les start-up africaines opérant dans la Tech : l’Afrique du Sud, le Nigéria, le Kenya et l’Égypte [ ... ] » précise Christophe Viarnaud .
Parmi les pépites innovantes basées au Cap, on trouve Retail Capital (FinTech), qui a levé 41,70 millions de dollars, RapidDeploy ( logiciel dans le cloud) - avec 11,80 millions de dollars - et Lulalend (FinTech), qui a procédé à une levée de fonds de 6,50 millions de dollars.
Un jeune entrepreneur qui exerce dans la Tech aura donc davantage de chances d’être approché par des investisseurs s’il est basé au départ à Cape Town.
Casablanca, un terreau fertile pour les startuppers de tous horizons
La ville possède un écosystème en pleine construction — et en phase ascendante — qui met à la disposition des entrepreneurs une offre compétitive en infrastructures de classe mondiale et la taille de la ville, soit un peu plus de 4 300 00 d'habitants à l’échelle de toute son agglomération, permet des rencontres d’affaires fructueuses.
Quelques incubateurs de start-up composent le paysage entrepreneurial de Casablanca, dont les plus importants sont l’Espace Bidaya , Impact Lab (ex Numa Casablanca), le New Work Lab, les Pionnières du Maroc, 212 Founders et La Factory Casablanca. Avec des espaces de coworking que sont GO4Work, Kowork Anfa, Cowork Casablanca, Commons Zerktouni, Regus, Buzzkito Coworking et l'espace de coworking de Technopark, l'activité d'accompagnement des startups a de quoi permettre au moteur casablancais de tourner à plein régime.
La " Ville Blanche ", ou la " City " — comme elle est parfois surnommée — , affiche à son compteur plusieurs belles réussites locales : Freterium, une plateforme numérique pour la gestion des opérations de transport de marchandises, Caronae Systems qui fournit des solutions de vérification d'identité, OhMyLead, spécialiste en création de solutions digitales, KWIKS, expert en FastSourcing ou Bots Factory qui conçoit des assistants conversationnels. Ces jeunes entreprises deviendront indéniablement les prochains champions nationaux de demain.
L’environnement casablancais est porteur: de grandes écoles de commerce — École nationale de commerce et de gestion Casablanca (ENCG), Groupe ISCAE, Toulouse Business School Casablanca, ESSEM Business School ( École supérieure de commerce et de management), Institut MATCI — qui " fabriquent " les futurs dirigeants de start-up et de PME, une destination MICE (Meetings, incentives, conferencing, exhibitions) très prisée qui booste son tourisme d’affaires aux côtés de Marrakech et l'aéroport Casablanca Mohammed V qui accueille des vols en provenance de grands pôles du commerce mondial tels que Paris, Istanbul, Madrid, Bruxelles, Barcelone, Boston, New York etc... Ouvrir Les laboratoires scientifiques aux start-up : c’est tout le projet du LPRI ( Laboratoire Pluridisciplinaire de la Recherche et de l'Innovation ...) qui s’érige en porte-étendard de la R&D au Maroc, aux côtés de SMARTiLab.
La capitale économique du royaume chérifien profite d’atouts majeurs pour son rayonnement, avec la présence de grands groupes internationaux comme MasterCard, Société générale, PricewaterhouseCoopers, Huawei ou Orange Middle East Africa qui ont pu obtenir un label délivré par Casablanca Finance City (CFC), qui octroie des facilités en matière fiscale et en terme de changes ou de visas de travail.
À noter le volontarisme de startups locales comme LaFactory By Screen qui cherche à démocratiser l’innovation au Maroc et qui organise des hackathons et autres événements de créativité, une manière de réunir les développeurs les plus ambitieux.
Les jeunes pousses marocaines, à la traîne dans les levées de fonds
L’intervention publique se veut volontariste , participant activement dans la création et le financement de start-up locales :
« [ ... ] Le gouvernement met tout en œuvre pour que les jeunes se lancent dans l’entrepreneuriat [ ... ]. Innov Invest, géré par la CCG [ Caisse Centrale de Garantie, NDLR ] donne la possibilité aux entrepreneurs dotés d’un bon projet d’accéder à des subventions dont le montant varie de 10 000 à 20 000 euros [ ... ] Toujours dans le cadre de ce mécanisme, une deuxième fonds, INNOV START, permet d’emprunter 50 000 et de le rembourser sans intérêt [ ... ] » explique Jérôme Mouthon, président de la French Tech Casablanca.
D’autres structures privées et étatiques, à l’instar d' Outlierz Ventures et Maroc Numeric Fund, joignent leurs efforts pour soutenir les entreprises en phase de démarrage.
Malgré l’existence d'un environnement favorable à l’innovation et à l’entrepreneuriat, relativement meilleur par rapport à ceux de la majeure partie des villes africaines si l’on en croit les derniers rapports de Doing Business établis par la Banque Mondiale, force est de constater que les startups casablancaises se retrouvent souvent bridées dans leur croissance. Ce constat est d’autant plus vrai et assez étonnant que le rapport AfricaWealth 2019 établi par la banque mauricienne AFRASIA estime à 2200 le nombre de HNWI – (High net worth individuals : personnes riches, dont la fortune dépasse le million de dollars) vivant à Casablanca, cette frange de la population étant susceptible de devenir de véritables des business potentiels, acteurs du développement économique de la ville .
De ce fait, on peut considérer que le goût du risque, qui est supposé animer les investisseurs, n’est pas assez développé : Soit les apporteurs de capitaux attendent un retour rapide sur investissement, là où les anges financiers sud-africains ou étrangers (composés en partie d’Américains) sont enclins à investir, à partir du moment où le projet entrepreneurial permettra de dégager une plus forte rentabilité à moyen et long terme, peu importe si la start-up est déficitaire dans un premier temps; ou bien la culture de l’investissement individuel n’est pas suffisamment inculqué auprès des HNWI casablancais.
Les chiffres parlent d'eux mêmes : Selon Partech Africa, Le montant des fonds levés par des startups au Maroc ne s'élève qu’à 7 Millions de dollars en 2019, contre 205 millions en Afrique du Sud ! On observe d'ailleurs une augmentation croissante des demandes de financement, notamment à l’international, lors d’événements tels que " Maroc Entrepreneurs" et "Forum Horizons Maroc" .
Quoi qu'il en soit, Jérôme Mouthon s’est saisi de cette problématique pour aider les jeunes pousses locales à atteindre préalablement quelques jalons avant de pouvoir prétendre aux financements :
« [ ... ] Notre communauté French Tech est composée à la fois d’entrepreneurs, de start-up, de banquiers, d’intrapreneurs et aussi de dirigeants d’entreprises étrangères. Nous essayons d’apporter notre pierre à l’édifice à l’écosystème entrepreneurial marocain qui est en train d’exploser. Nous travaillons en étroite collaboration avec la Chambre Française de Commerce et de l'Industrie du Maroc, via le programme d’accompagnement Kluster CFCIM [ ... ]. Le Maroc n’est pas forcément un marché facile. Nous allons aider les jeunes entrepreneurs à se structurer et aller vers les décideurs; nous leur expliquerons que la priorité consistera à obtenir leurs premiers bons de commande avant que nous puissions les mettre en relation avec de grosses structures françaises comme la BMCI, filiale de la BNP, ou la Société Générale [ ... ] ».
Mais au delà même de l’aspect financier, c’est surtout la recherche de synergies, de collaborations ou de partenariats qui doit être au cœur de la stratégie de développement de ces porteurs de projet.
« Nous allons mettre en place une base de données qui recense tous les acteurs de l’écosystème entrepreneurial marocain, à laquelle les start-up auront facilement accès. L’idée est également de les connecter aux autres hubs French Tech à travers le monde et aux entreprises dont le cœur du métier est similaire au leur [ ... ] » conclut le PDG de Teads MENA.
Il est évident que la balance penche en faveur de Cape Town. Il est encore trop tôt pour parler de succès ou d'échec de l’écosystème entrepreneurial casablancais. Mais les initiatives sont bien présentes et très structurantes, agissant comme levier à l'échelle locale en matière de développement de startups.
Par Harley McKenson-Kenguéléwa
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